Lire le cinéma

 De quelques ouvrages de base sur le septième art

Jean-Jacques Sadoux

En 1936, convalescent après une chute dans sa piscine et en proie à des problèmes  personnels graves (alcoolisme, dépression, soucis d’argent) le  romancier américain Francis Scott Fitzgerald se voit assigner  une infirmière pour veiller sur lui. Il se prend d’amitié pour elle et décide de faire son éducation littéraire en lui dictant une liste de 22 livres qu’il juge essentiels (1)

Loin de nous la prétention de vouloir faire de même en dressant une liste d’ouvrages de base sur le cinéma (il y en a des milliers et nous n’en connaissons qu’une infime partie), nous nous contenterons de signaler à l’attention de nos lecteurs quelques titres importants.

Faire une sélection de ces titres n’est pas chose aisée. Il faut s’assurer d’abord qu’ils soient toujours disponibles et surtout qu’ils soient d’une lecture abordable et permettent de faire avancer la réflexion et la connaissance des hommes et des œuvres qui ont façonné ce « ruban de rêves » selon la formule attribué à Orson Wells.

Ces quelques livres essentiels sur le cinéma, aux  approches contrastées  permettent de ne plus se sentir en terra  incognita devant ce qui est à la fois un art populaire mais aussi un reflet extraordinairement complexe de notre société. Nous vous présenterons six ouvrages abordant des thématiques et des problématiques variées à travers l’étude de grands genres cinématographiques mais aussi de cinéastes essentiels analysés par quelques-uns des critiques les plus importants du pays de la cinéphilie par excellence qu’est la France :une étude  quasi définitive sur un genre cinématographique, puis une approche très personnelle sur un autre genre mythique, suivie d’une autre sur le gotha du cinéma américain et enfin  un livre somme évoquant  le cinéma en général. Nous vous proposons enfin deux études remarquables sur Maurice Pialat et Michael Haneke.

  1. Notre orgueil national en ressort renforcé, près d’un tiers (7) sont français ! ( Proust, Maupassant, Stendhal, Renan, Anatole France)

A La Porte Du  Paradis, Michael Henry Wilson  Armand Colin, 2O14 (39€)

La découverte du cinéma américain passe par l’ouvrage de Michael Henry Wilson dont le titre rappelle cette métaphore de l’Eden  perdu par la chute et de cette nostalgie qui parcoure tel un fil d’Ariane tout le cinéma d’outre atlantique.  Désenchantement romanesque et nostalgie de la pastorale selon les mots de l’auteur. L’ouvrage de Wilson est dans la mouvance des travaux de Leslie Fiedler (Le Retour du Peau Rouge en particulier) dans la mesure où il fait ressortir ce qui constitue pour reprendre les termes de la présentation « le fil rouge qui court à travers la  vaste tapisserie du cinéma américain » mais aussi de toute la fiction étasunienne , à savoir la perte de l’aura mythique du Nouveau Monde et la découverte progressive par les Américains qu’ils sont en train de reproduire la vieille Europe et que la porte du paradis se referme au moment même où ils croyaient l’avoir retrouvée.

Publié deux mois avant la mort de son auteur A la porte du paradis constitue un monument incontournable pour décrypter ces films hollywoodiens et post hollywoodiens qui occupent une telle place dans notre imaginaire. (2)) Collaborateur pendant quarante ans de la revue Positif, il fut « ce franco-américain délicieux … qui savait se garder de deux grands écueils des sachants : la cuistrerie et la pédanterie » (3)

Dans l’avant-propos que Martin Scorcese a rédigé pour cet ouvrage il évoque Montag, le pompier pyromane de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury qui déclarait que derrière chaque œuvre il y avait un être humain. Telle est la démarche de Michael Henry Wilson : les cinquante-huit cinéastes qu’il étudie sont replacés dans leur contexte sociologique, historique et artistique. Quant à   la thématique retenue elle témoigne de la profonde connaissance de cet universitaire des lignes de force et des tensions parcourant la société américaine. Ce qui constitue aussi une approche particulièrement originale, c’est le choix des cinéastes retenus. Michael Henry Wilson choisit de laisser de côté délibérément certains metteurs en scène de première grandeur, véritables piliers du temple hollywoodien parce que beaucoup a déjà été écrit sur eux. Il se concentre par contre  assez souvent  sur de petits maîtres qui méritent d’être découverts et dont la thématique s’avère d’une richesse et d’une profondeur uniques. Par exemple Budd Boeticher, Edgar J. Ulmer ou Phil Carlson bien inconnus du grand public mais essentiels dans l’histoire du cinéma américain.

  1. Sans oublier bien sur Cinquante ans de cinéma américain et Amis américains de Bertrand Tavernier qui se situent dans le même registre de cinéphilie exigeante, ainsi que cet autre ouvrage de référence sur le cinéma d’outre atlantique dont Michael Henry Wilson est le co-auteur : Voyage de Martin Scorcese à travers le cinéma américain (Cahiers du Cinéma, 1992)
  1. Les Inrocks,  28/6/2014

Le cinéma en partage de Michel Ciment (Rivages, 21€)

On ne présente plus Michel Ciment. Rédacteur en chef de la revue Positif (meilleure magazine de cinéma d’Europe selon Variety) (4), animateur infatigable du Masque et la Plume (pendant quatre décennies), auteur d’une vingtaine d’ouvrages fondateurs sur le cinéma en général (Stanley Kubrick, John Boorman, Francesco Rosi,  Joseph Losey, Elia Kazan … ) C’est le critique de cinéma par excellence, celui qui a le mieux décrit et commenté la richesse et la diversité de l’art cinématographique, toutes époques et toutes nationalités confondues. Le cinéaste Quentin Tarantino a déclaré un jour : « Tant que cinéma est entre les mains de gens comme Michel Ciment il n’y a pas de souci à se faire)

Le Cinéma en Partage témoigne de l’immense culture pluridisciplinaire de Michel Ciment, de l’éclectisme et de l’originalité de son approche. 

Bonus exceptionnel l’ouvrage est accompagné d’un DVD de près d’une heure qui évoque la carrière et la démarche intellectuelle de ce critique atypique respecté par les cinéastes du monde entier. Il est absolument fascinant d’écouter Michel Ciment parler des films et des cinéastes qu’il aime et tout aussi fascinant d’entendre les commentaires et jugements portés sur lui par l’élite des metteurs en scène pour lesquels il est une référence.

A la lecture du Cinéma en partage  on ressent le sentiment jubilatoire de saisir parfaitement  le processus créateur et le fonctionnement du septième art. Tous les aspects les plus importants et aussi les plus inhabituels de la cinéphilie sont abordés avec cette hauteur de vue et cette fraicheur d’esprit qui rendent les critiques et les commentaires de Michel Ciment si enrichissants.

  1. L’ancienne rivalité entre Positif et Les Cahiers du Cinéma est parfaitement stérile et n’a plus aucune raison d’être ;  on peut préférer l’une ou l’autre revue mais force est de constater qu’elles sont toutes les deux indispensables à une cinéphilie ouverte et tolérante. N’oublions pas dans cette évocation des publications sur le cinéma de grande qualité Cinémaction qui publie chaque trimestre des ouvrages thématiques et collectifs passionnants. En fait 561(!) revues françaises  de cinéma sont répertoriées sur Internet, la plupart sont certainement dignes d’intérêt, mais à notre grand regret nous n’en connaissons qu’une poignée, 1895 entre autres (Association Française de Recherche sur l’histoire du  Cinéma) mérite aussi l’attention du cinéphile.

           100 ans de Cinéma Fantastique et de Science-Fiction

             Jean-Pierre Andrevon, Rouge Profond, 2013,  69€

Monumental, l’ouvrage de Jean-Pierre Andrevon l’est à plusieurs titres,  d’abord par la taille et le volume (plus de mille pages,  2300 images, des milliers de films répertoriés, 4,6kg !), mais surtout par la prodigieuse érudition dont il témoigne. Cette énorme encyclopédie est d’une lecture aisée et d’une approche extrêmement enrichissante même pour le néophyte. C’est le genre de livre auquel on se réfère constamment dès que le sujet de la science-fiction et du fantastique est abordé, ou pour le seul plaisir de découvrir des horizons nouveaux.

Jean-Pierre Andrevon est un auteur aussi atypique que son ouvrage. Cinéaste, écrivain, auteur de bandes dessinées, peintre, chanteur, critique de cinéma, c’est un touche à tout pétri de talent.Fruit de dix années de travail, 100 ans de cinéma fantastique et de science-fiction n’a pas d’équivalent dans la presse cinématographique internationale, et à ce titre il devrait figurer dans la bibliothèque de tout cinéphile.

Son introduction en guise de mode d’emploi est un modèle d’efficacité et de pertinence, ainsi que le  glossaire des termes techniques revenant le plus fréquemment dans l’ouvrage. 

Cette encyclopédie de plus de mille pages richement illustrées ne laisse aucune question  de côté et aborde toutes les thématiques propres au genre. Tout cinéphile ouvert, curieux et tolérant devrait trouver matière à réflexion dans ce livre et une occasion unique de découvrir un pan souvent négligé de l’histoire du cinéma.

Maurice Pialat, peintre et cinéaste de Serge Toubiana

Haneke par Haneke, de Michel Cieutat et Philippe Rouyer

Les deux ouvrages suivants s’intéressent non plus à des genres particuliers ou au cinéma en général, mais à deux metteurs en scène qui ont marqué notre époque par des œuvres qui font maintenant partie du patrimoine mondial du cinéma.

Serge Toubiana a dirigé pendant une vingtaine d’années les Cahiers du Cinéma, revue à laquelle il collabore toujours et il est directeur général de la cinémathèque française depuis 2003. Auteur de nombreux ouvrages sur le cinéma français (entre autres sur François Truffaut), il a également été producteur à France Culture et conseiller éditorial sur MK2.

Michel Cieutat, universitaire, américaniste, enseignant de cinéma à Strasbourg est un collaborateur de longue date de la revue Positif. Il a publié de nombreux ouvrages sur le cinéma qui témoignent d’un éclectisme et d’une ouverture d’esprit rares.

Philippe Rouyer est lui aussi un des journalistes de Positif. Il collabore également au magazine Psychologies et intervient comme chroniqueur sur France Culture et Canal + cinéma.

Maurice Pialat, peintre et cinéaste par Serge Toubiana (La cinémathèque française, 2013, 29€)

Publié à l’occasion de l’exposition organisée par la Cinémathèque Française autour de l’œuvre picturale et cinématographique de Maurice Pialat cet ouvrage permet de découvrir tout un pan souvent ignoré du travail de ce grand cinéaste contrarié, éternel insatisfait qui nous a laissé quelques-uns des films les plus singuliers et les plus bouleversants du cinéma français.

Le premier mérite de cet ouvrage c’est de nous présenter une cinquantaine de tableaux ou dessins de Pialat superbement reproduits qui sont autant de clefs de son univers cinématographique. Avec beaucoup de lucidité et un sens certain de la formule Pialat déclarait : « Tout est dans le regard. On disait de Monet , ce n’est qu’un œil, mais quel œil !. Je ne suis pas Monet, mais je pense que j’ai un œil. Un film c’est toujours mon regard. »

Les grands thèmes qui structurent l’œuvre  de Pialat, les moments et les rencontres (avec Gérard Depardieu entre autres) qui ont façonné sa vision du monde et son travail de cinéaste sont l’objet de chapitres qui permettent de mieux décoder ses films et d’en saisir toute la richesse.

Parmi les approches rigoureuses et innovantes sur l’œuvre d’un grand metteur en scène le Maurice Pialat de Serge Toubiana mérite assurément une place de choix aux côtés du Haneke par Haneke de Michel Cieutat et Philippe Rouyer. (Stock, 2012, 29€)

Premier ouvrage en français consacré au cinéaste autrichien Michael Haneke, (Le ruban blanc, Amour) il est le fruit de la collaboration de deux critiques de Positif  dont la complicité et la complémentarité sont totales. Comme son titre le souligne les auteurs, par des questions judicieuses, laissent Haneke parler de ses films et dévoiler progressivement ce qui fait l’originalité de sa démarche créatrice.

C’’est la radicalité même du cinéaste, son gout de l’abrupt , son refus du pathos qui sont à l’origine du regard acéré que posent Cieutat et Rouyer sur un artiste dont le cinéma est fondé sur l’impossibilité pour les personnages d’exprimer leurs sentiments et qui fait de l’ellipse et du hors- champ une de ses marques de fabrique. 

Toute la richesse et la complexité parfois déroutante de l’univers d’Haneke sont décortiquées et analysées par le metteur en scène lui-même à partir des questions et remarques que les deux auteurs lui soumettent. Il faut beaucoup de doigté, de connaissances de l’homme et de son cinéma pour mener à bien un tel projet, Michel Cieutat et Philippe Rouyer n’en manquent pas, le lecteur cinéphile leur en saura  grès.

Splendeur du western de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, ( Rouge profond) 32€,5

S’il est un genre qui incarne et symbolise le cinéma américain c’est bien le Western. Depuis plus d’un siècle (le premier classique The Great Train Robbery/le vol du grand rapide remonte à 1903) il est présent sur nos écrans même s’il a failli disparaitre à plusieurs reprises. On assiste même en ce début de XXIéme siècle à une certaine renaissance du genre, parfois même en dehors des Etats Unis (en Australie en particulier)

Dans le chapitre intitulé Totems, les auteurs se livrent à une analyse détaillée de deux des plus grands films de l’histoire du genre : La rivière rouge de Raoul Walsh et La prisonnière du désert de John Ford. Ceux qui n’aiment pas le western ou plutôt croient ne pas l’aimer feraient bien de lire ces pages lumineuses qui éclairent d’un jour nouveau ces œuvres dont la beauté plastique et la profondeur psychologique ne cessent de surprendre. Tous les chapitres abordent également d’une manière profondément originale la thématique et l’histoire du western, ainsi que  les hommes (acteurs et metteurs en scène) qui ont fait évoluer ce genre emblématique en lui permettant de se renouveler sans cesse.

La maestria avec laquelle les deux auteurs embrassent tout le champ historique du western passant des grands acteurs du muet à ceux du parlant, soulignant les points de convergence entre ce genre cinématographique et la littérature, la peinture et la musique témoignent d’une originalité et d’une fraicheur de vue rares.

 De même, la façon qu’ils ont d’aborder l’empreinte laissée par les metteurs en scène qui ont donné au genre ses lettres de noblesse mérite la plus grande attention. Tumbleweeds la troisième partie de cette longue étude totalement atypique analyse avec beaucoup de finesse et de justesse les films marquants des trois ou quatre dernières décennies et ce qui les rend passionnant pour quiconque s’intéresse aux tensions et contradictions qui marquent l’histoire américaine.

Cet ouvrage est aussi un des  derniers signé par Jean-Louis Leutrat avant sa disparition en 2011. Nous aimerions ici rendre un hommage à cet universitaire brillant et éclectique dont l’œuvre critique témoigne d’une formidable ouverture d’esprit et d’une curiosité intellectuelle jamais en défaut.


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