Le cinéma américain et l’idéologie

Jean-Jacques Sadoux

           A propos de Gentleman Jim de Raoul Walsh 

Montage et idéologie dans le cinéma hollywoodien        

Michel Cieutat faisait remarquer dans le premier volume des Grands Thèmes du Cinéma Américain (1) qu’Abraham Lincoln et FD Roosevelt étaient parmi les hommes politiques américains les plus souvent mentionnés ou représentés alors que Thomas Jefferson lui était rarement cité nominativement et pratiquement jamais incarné par un acteur alors que sa philosophie politique est “celle qui détient manifestement la vedette sur la toile blanche depuis les origines du cinéma américain, ne serait ce que parce que le fer de lance du maître de Monticello, l’individualisme, est la caractéristique n°1 du comportement de l’homo americanus sur celluloïd.” (2)

L’idéologie de Thomas Jefferson

L’idéologie égalitaire de Jefferson impliquait une transformation du monde qui reposait sur l’imposition d’un ordre rationnel sur l’état de sauvagerie naturelle de la terre. Jefferson, comme beaucoup de ses contemporains était mal à l’aise devant l’irrégularité, l’incertitude et l’inefficacité. Sa conception du monde reposait sur la ligne droite, l’ordre rectangulaire, la répétition des formes géométriques. C’est à lui que l’on doit le découpage si particulier du territoire des Etats Unis en rectangles subdivisés en carrés de six miles de côté puis en section régulières de plus en plus petites aboutissant à l’unité de base de 40 acres, la superficie idéale pour le petit fermier indépendant. C’est de lui également que provient le découpage urbain avec des villes construites sur un plan en échiquier où rues et avenues se coupent à angle droit de manière à préserver un idéal démocratique d’égalité et d’harmonie.

120 ou 130 ans plus tard, quand le cinéma hollywoodien commencera à se structurer, on retrouvera un écho de l’idéologie jeffersonienne dans la rigueur, la rationalité et l’esprit démocratique du cinéma américain.

Cela est particulièrement net dans ce qu’il est convenu d’appeler le montage invisible, un des traits les plus caractéristiques du cinéma d’outre atlantique et qui a toujours assuré aux films produits par l’usine à rêves une parfaite lisibilité pour les spectateurs du monde entier.

Ce montage invisible privilégie la clarté, l’intelligibilité du langage cinématographique en utilisant une échelle des plans qui ne déroute pas le spectateur, mais restitue au contraire la perception visuelle de celui-ci : plan rapproché, plan moyen, plan général. Utilisation de la technique du champ contre champ lorsque deux personnages dialoguent, respect du déroulement chronologique des évènements, refus de tout procédé stylistique qui entrainerait confusion ou désordre chez le spectateur non averti.

De même l’extrême codification du cinéma américain classique en genres bien définis a toujours offert au public des repères dans lesquels il se retrouvait parfaitement.

Gentleman Jim, ou comment l’idéologie avance masquée

Parfaite illustration du cinéma hollywoodien classique, le film de Raoul Walsh  offre une des premières codifications notables du genre connu sous le nom de « success story » : c’est-à-dire l’ascension sociale et la réussite d’un personnage issu d’un groupe défavorisé et qui par sa seule énergie, sa force de travail et sa volonté de s’élever va parvenir au sommet  sans écraser personne et sans faire appel à des passe droits.

Epiphanie de l’individualisme et incarnation parfaite du rêve américain, le self-made man a été maintes fois célébré dans la littérature ou le cinéma. Croyant en lui-même et doué d’une personnalité optimiste, ce  personnage  occupe une place centrale dans l’imaginaire  étasunien.

Le premier à avoir décrit et défini ce concept fut le philosophe transcendantaliste Ralph Waldo Emerson dans un essai intitulé Self-Reliance en 1841.  Selon lui l’individu a une dimension sacrée, il ne doit compter que sur lui-même et se faire confiance, rejeter la soumission à l’autorité et à tous les conformismes. Plus d’un siècle plus tard, en 1957, Eric Johnston président de la MPPA (Motion Picture Production of America) déclarait : « Hollywood vend le concept que l’homme est un individu non une masse. Hollywood vend le concept que l’homme est fait pour être libre et qu’il le peut. Hollywood vend le concept que l’homme peut refaire la société comme il le souhaite. »

Gentleman Jim  s’inscrit parfaitement dans cette célébration de ce héros au statut initial modeste qui va parvenir grâce à son talent exceptionnel au sommet. Il n’incarne ni un prolétaire ni un bourgeois, mais un digne représentant de la classe moyenne américaine (employé de banque). Comme le rappelle fort justement Régis Dubois dans son ouvrage Hollywood, Cinéma et Idéologie (Sulliver 2008) : « Ce choix appuyé du cinéaste de  clairement positionner son héros dans cet entre deux va dans le sens d’une promotion  des valeurs et du modèle de la jeune Amérique, pays de progrès, creuset au sein duquel chaque arrivant est invité à se fondre dans la classe moyenne.

Un autre aspect intéressant de l’omniprésence de l’idéologie dans ce grand film hollywoodien, c’est l’opposition est/ouest qui structure un grand nombre de films américains, particulièrement les westerns.

John L. Sullivan est originaire de Boston dans l’est du pays ; il est très marqué par la proximité culturelle avec la mère patrie, son instructeur est celui du prince de Galles et son style de boxe est tourné vers le passé.

Par contre Jim Corbett vient de l’Ouest (San Francisco), sa conception de la boxe est tournée vers le futur et il symbolise parfaitement une autre Amérique sûre d’elle et conquérante.

Terminons en citant encore Régis Dubois : «Pour toutes ces raisons, on  peut voir dans le film de Walsh, et d’avantage encore à travers son héros Jim Corbett, une métaphore de l’Amérique , combattante, jeune et triomphante. »


Notes

  1. Les Grands Thèmes du Cinéma Américain, Cerf, 1988
  2. Page 30

                               Jean-Jacques Sadoux

 

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